Examiné prochainement par le Sénat, le futur projet de loi sur la fusion des instances de recherche et de contrôle sur le nucléaire remet en cause un système qui fonctionne : celui de la séparation entre décideurs et chercheurs, dénonce un collectif de chercheurs et de parlementaires.
En février 2023, le gouvernement tentait d’imposer une réforme en profondeur de notre système de gouvernance de la sûreté nucléaire par la voie de deux amendements déposés bien tardivement sur le projet de loi visant à accélérer le déploiement du nouveau nucléaire. Sous la pression de chercheurs, d’experts de l’environnement, de syndicalistes, de citoyens, et de parlementaires d’horizons divers, ces amendements ont été rejetés.
Cette réforme avait pour objectif de fusionner l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui a une mission de recherche et d’expertise sur les questions de sûreté nucléaire, et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en charge du contrôle des installations nucléaires.
Le projet de fusion entre l’IRSN et l’ASN n’a pas été enterré. Le gouvernement a présenté un projet de loi qui sera discuté au Sénat en février. Cette nouvelle tentative présente au moins un avantage : celui de forcer le gouvernement à présenter devant le parlement une étude d’impact à l’appui de son projet de loi.
Pour autant, les arguments avancés échouent à nous convaincre que la transformation de notre système actuel de gouvernance de la sûreté nucléaire soit nécessaire.
Renforcer le système existant
Le gouvernement prétexte un nombre accru de missions d’expertises dans le contexte de son projet de relance du nucléaire ? Il est tout à fait possible de renforcer le dispositif existant qui a fait ses preuves en lui donnant les moyens financiers et humains nécessaires à cette augmentation de ces missions.
Il y aurait des délais trop longs dans les interactions entre décideur, expertise et recherche, et exploitant ? Une convention existe déjà, les délais pour les missions entre ASN et IRSN sont négociés. Rien n’empêche de faire évoluer ce cadre pour une meilleure efficacité tout en conservant et renforçant la structure actuelle.
Le système actuel ne serait pas adapté à une situation d’urgence ? Les multiples travaux et avis effectués lors de l’accident de Fukushima-Daiichi, ainsi que lors de la découverte du phénomène de corrosion sous contrainte tendent à montrer l’inverse.
L’indépendance de l’IRSN devrait être renforcée ? Certes l’IRSN n’a pas le statut d’autorité indépendante. Mais ce statut administratif ne suffit pas toujours à garantir l’impartialité des décisions. Certaines décisions de la commission de régulation de l’énergie sont parfois vertement critiquées par la société civile précisément pour leur manque d’impartialité.
Comme le soulignait à juste titre dans une tribune dans le Monde un collectif de 81 chercheurs «l’indépendance est une notion compliquée qui résulte d’une construction longue. Elle s’acquiert au fil des actions. Elle est fragile et peut être ruinée très rapidement. Elle est consubstantielle à la confiance sociale, seule réelle méthode de reconnaissance de l’indépendance». En effet, la confiance sociale ne se décrète pas. Elle a été au contraire renforcée par l’organisation duale de la sûreté nucléaire à travers la diffusion publique et transparente des avis et rapports d’expertise, par les liens et échanges avec l’association nationale des Comités et commissions locales d’informations, ainsi que les dialogues techniques et conférences organisés en vue du public.
Choc des cultures
Certes, après des années de procrastination en matière énergétique, le besoin d’investissements en vue d’assurer la prolongation (grand carénage) et un renouvellement partiel du parc nucléaire appellent à une prise de décision rapide pour consolider notre approvisionnement électrique et éviter ainsi un accroissement de notre dépendance énergétique dans un contexte de recrudescence des tensions géopolitiques internationales.
Néanmoins, le déploiement d’installations de production d’énergie ne doit pas se faire au détriment des exigences qui garantissent notre sûreté nucléaire, au premier rang desquelles l’indépendance et la qualité de l’expertise de l’IRSN, en grande partie fondée sur les activités de recherche de ses experts.
Par ailleurs, rien ne permet d’affirmer que la nouvelle structure, ARSN, serait plus efficace, «en termes de délais et d’efficacité des processus d’expertise, d’instruction, d’autorisation et de contrôle», que notre actuel système de gouvernance. Plus encore, il est important de rappeler que tout démantèlement /absorption se traduit par un choc des cultures et des changements d’organisation qui impliquent une période de réadaptation. Il faudra vraisemblablement beaucoup de temps avant que la nouvelle structure fonctionne de façon efficace et fluide.
Entretemps, des pertes probables d’efficience sont à prévoir. Alors, pourquoi courir ce risque au moment même où l’on relance le nucléaire ? Pourquoi vouloir remettre en cause un système fondé sur une séparation indispensable entre décideur et expertise /recherche qui fonctionne bien ? En réalité, on souhaiterait museler la transparence et la liberté de parole de l’IRSN, qui semblent gêner le gouvernement dont le seul souci est d’accélérer la prise de décision que l’on ne s’y prendrait pas autrement… Nous appelons donc au retrait du projet de loi visant à la fusion de l’ASN et de l’IRSN qui doit être très prochainement examiné par le Sénat.
Tribune publiée dans Libération le 30 janvier 2024